Qui a peur
de CRISPR ?
Acteurs, discours et enjeux de l'actualisation du débat sur les biotechnologies
« Immuniser le monde au VIH »
« Nourrir la planète sans la détruire »
« Guérir le cancer »
La liste des défis globaux est longue et lorsqu’on s’y penche elle paraît interminable. Depuis les premiers travaux de séquençage du génome à la fin des années 1980, certains se sont mis en tête de prendre les problèmes par le patrimoine irréductible du vivant : les gènes.
Les techniques de manipulation génétique développées à cet égard ont été en constante évolution et semblent arriver à un nouveau tournant de leur histoire.
«CRISPR-Cas9» est l’une d’elles. Acronyme technique de la mise au jour d’un système biologique commun à toutes les bactéries et d’un outil de transformation du génome, « CRISPR » fait graviter un ensemble de promesses thérapeutiques, économiques, scientifiques et historiques. Parmi ces promesses, de nouveaux remèdes aux maux contemporains : des maladies héréditaires à la famine, en passant par le cancer.
On observe que CRISPR-Cas9 a depuis sa mise au jour en 2012 colonisé les laboratoires de recherche en génétique. On lit d’ailleurs souvent le mot de «révolution» à son sujet : l’outil semble plus rapide, plus précis, et surtout il est moins cher que les outils d’édition avec lesquels il coexiste.
La mise au jour de CRISPR-Cas9 et les discours qu’elle occasionne construisent un mythe. L’histoire est écrite par nombre d’acteurs : le récit des «découvertes» lui-même est controversé, pour savoir qui sera vainqueur de la «Guerre des Brevets» déclarée aux Etats-Unis, quelle organisation amassera les milliards de dollars promis par les marchés inquantifiables qui se dessinent déjà ou bien qui obtiendra le potentiel prix Nobel et inscrira son nom dans l’histoire.
Il n’y a pas une histoire de CRISPR, mais bien des histoires dont les récits sont concurrents, la question est de savoir quelle histoire triomphera.
CRISPR-Cas9 a en effet ses «Héros», des figures tutélaires qui ont focalisé l’attention alors même que des dizaines d’équipes ont un jour fait avancer la recherche. Jennifer Doudna, Emmanuelle Charpentier, Philippe Horvath, Feng Zhang, autant de noms de «découvreurs» rattachés à de puissantes organisations : UC Berkeley, le MIT, la firme transnationale DuPont, et tant d’autres depuis les premières expériences à la fin des années 1980 au Japon.
Ces «Héros», en mettant à jour ce que les médias français appellent «révolution» ont pour d’autres acteurs entr’ouvert un peu plus la boîte de Pandore des manipulations génétiques. Ainsi, les voix de l’alerte, de la crainte, se manifestent pour dénoncer une vision des risques trop optimiste. En cela, ils ajoutent leur voix à celles des «Sages». Sur les lieux de notre enquête, en France, l’un de leurs combats communs est l’information des citoyens et l’engagement de la société dans ces choix scientifiques qui la concernent, à l’instar de Sciences Citoyennes.
La particularité des «Sages» est leur nomination officielle dans des comités scientifiques publics : le Parlement les écoute, à la différence des associations mobilisées précédemment qui sont plus souvent des outsiders dans les débats. Les «Sages» discutent d’éthique, évaluent la faisabilité de telle ou telle technique, et confient leurs recommandations aux élus. On les trouve au Haut Comité de Bioéthique ou encore à l’Académie des Sciences. Au rang des Sages s’inscrivent parfois les héros, telle Jennifer Doudna qui appelle à la précaution, à l’attente, et considère qu’un moratoire serait juste avant de s’engager plus loin dans les applications de la technique.
Prêts à s’engager plus vite, certains font le pari de la réussite de CRISPR. La technique est désirable, et l’approche prônée est celle d’une utilisation la plus rapide possible pour garder une bonne place dans la course mondiale «du progrès», avoir une recherche compétitive et s’inscrire en pôle position dans les marchés internationaux qui s’ouvrent, notamment celui des semences. Le temps de la réflexion semble suffisant, il faut passer à l’action. Il faut accélérer le processus de législation en France, et faire pression sur l’Europe pour qu’elle statue au plus vite. Pour ces acteurs, il est impensable que la France rate le train du «progrès».
Bien sûr, ces différentes manières de raconter l’histoire créent un espace pour l’imaginaire. Des acteurs, notamment médiatiques, lient la science à des fictions, des espoirs, des drames contemporains où la technique au lieu de sauver le monde et guérir les maladies se retourne contre l’humain et sa planète. Jennifer Lopez prépare actuellement une série sur ce thème dystopique : «C.R.I.S.P.R.», rappelant la narration de certains médias lorsqu’ils ressuscitent le «meilleur des mondes» et la symbolique du film de science-fiction GATTACA pour parler de CRISPR-Cas9. Le rêve émerge avec les pistes de soin de maladies génétiques mais il dépasse souvent la réalité, l’améliore ou l’empire, entre utopies et dystopies.
Ces quatre rhétoriques, de l’alerte, de la précaution, du désir et du rêve nous ont permis de classer les discours des acteurs des controverses que CRISPR-Cas9 fait émerger. Ces discours sont aussi investigués par les enquêteurs du Parlement qui produisent des rapports sur une partie des problématiques engagées par CRISPR-Cas9, que nous allons vous faire découvrir.